Le plan de reconstruction de Saint-Dié (1945)

Texte de Daniel Grandidier, conservateur du musée de Saint-Dié, publié dans Transvosges n°12

Photos de la maquette exposée au musée de Saint-Dié-des-Vosges

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Un jeune industriel déodatien en bonneterie, Jean-Jacques Duval, qui avait fait ses études à l'Ecole polytechnique de Zurich où il avait entendu parler de Le Corbusier, décide de rencontrer ce dernier dans son atelier de la rue de Sèvres à Paris, vers 1935 (rencontre de le Corbusier).

En 1943, Jean-Jacques Duval demande à l'architecte-urbaniste de réfléchir au développement futur d'une ville industrielle et en particulier de se pencher sur le cas de Saint-Dié. A cette époque, personne n'imagine le désastre de novembre 1944 où les nazis feront dynamiter et incendier tout le centre historique de la ville. C'est donc finalement un plan de reconstruction qu'il faudra concevoir.

Saint-Dié en ruine après l'incendie de novembre 1944 : la rue Thiers

 Le bilan de novembre 1944 est en effet catastrophique : 10 585 sinistrés totaux, 1200 sinistrés partiels (la ville comptait 17 500 habitants en 1940, 15 000 en 1944).  Plus de 2000 immeubles, 400 commerces, tous les édifices publics sont atteints ou anéantis. Depuis le début du conflit, la ville a payé un lourd tribut humain : 1107 déportés dont 943 le 8 novembre 1944, 249 requis pour le S.T.O. en Allemagne, 28 tués.

 Certains architectes originaires de Lorraine et résidant à Paris voient dans ce cataclysme une aubaine et proposent immédiatement leurs services au Ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme (le MRU), avançant le nom de Jacques André de Nancy comme urbaniste.

 Jean-Jacques Duval pense, quant à lui, que se présente là "l'occasion unique de réaliser un plan d'urbanisme exceptionnel". Tout d'abord Le Corbusier, consulté par Jean-Jacques Duval, décline l'offre.  Amer, car le Ministère ne lui a confié que le port de La Pallice (La Rochelle) - reconstruction et extension - et l'extension de Saint-Gaudens en liaison avec l'exploitation du gaz naturel dans ce secteur, l'architecte est également méfiant : dès lors qu'il aura accepté, il sait qu'il consacrera "tout son temps, tout son enthousiasme et toute son énergie pour un résultat très aléatoire".

 Jean-Jacques Duval s'emploie à sensibiliser la municipalité et certaines personnalités locales. Une des deux associations de sinistrés de la ville adhère au mouvement. Finalement au printemps 1945, Le Corbusier, après un voyage à Saint-Dié, accepte, séduit par le site et stimulé par l'amitié, d'être urbaniste-conseil de la ville.  En juin 1945, le plan pour Saint-Dié est prêt. C'est André Wogenscky qui a dessiné tout le projet d'après les croquis de Le Corbusier.

 Indépendamment des projets de Le Corbusier, les murs calcinés sont abattus et les moellons de grès rose sont disposés en d'impressionnants tas le long des rues.  Première querelle (qui perdure encore aujourd'hui) : fallait-il tout raser ? Ne pouvait-on réutiliser les façades ? 

Tas de pierre alignés le long de la rue Thiers, traces des bâtiments détruits

 Selon les projets de Le Corbusier, les bâtiments seront construits en béton et bénéficieront d’une fabrication industrielle qui permettra non seulement de reloger au plus vite les sinistrés, mais aussi de le faire pour un coût plus restreint, d'où économies pour la collectivité, à quoi s'ajoutent une voirie et une distribution des fluides moins dispendieuses de par l'adoption d'unités d'habitation verticales rassemblant 1600 personnes chacune sur un parcellaire limité.

      Le béton est une technique combinant à la fois :

- modernité (les murs extérieurs libérés de leur rôle de porteurs, les fenêtres peuvent les remplacer en continu pour un meilleur éclairement des appartements ; le plan de la construction devient libre sur des planchers, maintenus par un réseau de pilotis se prolongeant dans les étages) ;

 - et baisse des coûts (construction en série des éléments).

 - La verdure (10% seulement du sol sont bâtis, laissant place à un immense parc ; depuis les appartements est privilégiée la vue sur ce parc et sur les montagnes) ;

 - L’espace (pas de vis-à-vis, la distance entre deux unités d'habitation étant de 300 m minimum ; les pilotis n'entravent pas la vue depuis le sol, contrairement aux rues étroites traditionnelles bordées de maisons dans lesquelles les habitants évoluent comme au fond d'un canyon sans horizon) ;

 - Le soleil (orientation est-ouest des façades principales afin que tout le logis prenne la lumière ; abolition de la cour insalubre car privée de soleil, pans de verres continus des façades ouvrant sur toute la largeur des pièces ; brise-soleil arrêtant les rayons solaires l'été, mais les guidant au plus profond de l'appartement l'hiver, toit accessible aux enfants et pour les activités physiques) ;

 sont les "matériaux" que Le Corbusier emploie en réalité.  

Vue du sud ouest. En rose, l'église Saint-Martin et la cathédrale.

En rouge les voies pour les voitures. En jaune, les voies piétonnes.

En fonction de tous ces paramètres, Le Corbusier propose l'édification de quatre unités d'habitation de 17 niveaux de 50 m de hauteur (cités-jardins verticales) disposées en quinconce afin d'éviter les vis-à-vis.  Chacune regroupe 337 logements, la plupart en duplex, pouvant abriter 1 600 personnes.  Ainsi pourra-t-on reloger très rapidement 6 000 personnes sur les 10 500 sinistrés.  Plus tard, on pourra élever quatre autres unités plus à l'est lorsque la ville aura repris sa croissance. Les logements sont isolés phoniquement les uns des autres par des plaques de plomb et visuellement par des parois entre chaque balcon-loggia.  

 Le centre administratif

Dans un gratte-ciel de 75 m (édifice des "Forces civiles et civiques"), réduction de celui d'Alger (H = 150 m. - 1938-42), sont regroupées toute l'administration (sous-préfecture, mairie, tribunaux, chambre de commerce, Trésor public, Sécurité sociale, évêché) mais aussi la vie associative (syndicats par exemple).  Un vaste "forum" piétonnier, lieu de brassage de la population, dessert l'immeuble administratif, les commerces, les hôtels, les artisanats, le centre de tourisme, les cafés et leurs terrasses, les salles de divertissement (cinémas), les grands magasins.  Tout cet "hyper-centre" économe en sol par une construction en partie en hauteur (unités d'habitation et gratte-ciel) prend place dans un vaste espace dans lequel la nature peut être introduite.  A travers ce grand parc courent des chemins pour les piétons et les cyclistes.  Les voies de desserte pour automobiles, sur le pourtour d'un quadrilatère de 1 km x 0,5 km, ne croisent jamais à niveau les cheminements piétonniers, d'où une sécurité absolue pour leurs utilisateurs, en particulier les enfants.  On ne stationne pas le long des voies de desserte, mais sur de vastes parkings au plus près des unités d'habitation ou des maisons individuelles.

 La séparation des trafics implique une voie rapide contournant le centre-ville afin de ne pas ralentir le simple transit et de ne pas engorger inutilement la ville.  La voie rapide passe devant la gare de chemin de fer promue centre d'échange entre les divers modes de transport (train, bus, voiture).  A l'ouest de la ville, un petit héliport permet de rallier rapidement les aéroports les plus proches.

 L'unité de distance est le quart d'heure de marche et dans cette petite ville, entre l'administration, le travail, les loisirs, les unités d'habitation, d'un endroit à un autre, pas plus de 15 minutes ne sont nécessaires.  Certains commerces sont, comme ce sera le cas à Marseille, intégrés dans les unités d'habitation elles-mêmes, évitant des pertes de temps pour le ravitaillement quotidien.  La ville corbuséenne est pensée pour les hommes.  

 Les unités d'habitation (cités-jardins verticales) doivent regrouper de 40 à 60% de la population sinistrée (Le Corbusier ne touche évidemment pas au "faubourg Saint-Martin", quartier urbanisé au XIXème siècle, qui n'a pas été détruit).  Aux autres 40 à 60% - à débattre avec la population - des personnes à reloger seront attribuées des maisons individuelles (cités-jardins horizontales) réparties à la périphérie immédiate de l'hyper-centre, principalement selon les axes des talwegs qui convergent vers la ville.  Curieusement, cette répartition dessine une sorte de main ouverte, symbole hautement corbuséen qui trouvera son aboutissement dans le monument qui sera érigé à Chandigarh.  Si Le Corbusier est « l’ordonnateur » de ce plan d'urbanisme, il laisse les autres architectes réaliser les maisons individuelles selon leur esprit propre et les goûts de leurs clients.  Cependant pour les sinistrés plus modestes, il sera fait appel aux éléments de série meilleur marché.

 Deux axes traversent le forum:

 - l'axe administratif ("civique") et commercial aboutissant au gratte-ciel, nouveau symbole de la ville, mettant l'accent sur la fonction d'une cité (l'exercice de la citoyenneté),

 - et l'axe historique et culturel joignant la cathédrale au musée et à la "maison commune" qui a fonction de maison de la culture ("la boîte à miracle" la qualifiait Le Corbusier). Le citoyen est aussi acteur de sa culture, idée-force chez Le Corbusier.

 En bordure de la Meurthe est prévu donc au cœur du pôle culturel, un musée "à croissance illimitée", un des schémas chers à Le Corbusier.  Le musée, conçu sur le modèle d'une coquille de mollusque en spirale doit pouvoir s'agrandir : on ajoute un côté ou une spire complète au noyau central, en fonction des besoins nouveaux.  Un tel musée, alternant lumière naturelle et artificielle, peut développer dans des salles de 7 m de largeur et de 4,5 m de hauteur jusqu'à 3 000 m de cimaises ; ses parois intérieures sont amovibles pour une souplesse maximum d'exploitation. L'accès au bâtiment, construit sur pilotis, est situé en son centre. La Direction des Musées de France se déclare ravie de voir instituer un musée de ce type à l'occasion de la reconstruction de Saint-Dié.

 L'aménagement intérieur des "logis" des unités d'habitation comporte d'origine (comme à Marseille) un certain nombre de meubles, immeubles par destination : rangements, rayonnages, bibliothèque par exemple (ce qui est bien pratique en l'occurrence à Saint-Dié où les sinistrés ont tout perdu ; leurs dépenses en mobilier en seront réduites d'autant). La couleur vient égayer l'ensemble y compris les loggias.  Tout est prévu pour la plus grande commodité de la maîtresse de maison : cuisine fonctionnelle évitant  les pas inutiles, entretien facile.  En effet, Le Corbusier sait que la femme moderne travaille et doit être aidée dans ses tâches ménagères ; les familles bourgeoises quant à elles rencontreront de plus en plus de difficultés à trouver du personnel de maison.  L'aménagement de services communs (ravitaillement, livraison de plats préparés, mais aussi médecine préventive et curative, culture physique) situés dans l'immeuble même ainsi que l'organisation des "prolongements du logis" (pouponnières, maternelles, écoles primaires, ateliers, clubs d'adolescents, sport) au pied des maisons contribuent également à l'épanouissement de l'ensemble de la cellule familiale.  

Au milieu de la Meurthe, la piscine. Sur la rive gauche, les manufactures.

Les immeubles d'habitation sont bâtis sur pilotis.

 Sur la Meurthe même, Le Corbusier aménage une piscine.  Par un barrage d'été, il transforme la rivière en une belle étendue d'eau s'étalant sur 75 m de largeur entre les deux rives, destinée aux jeux nautiques.

 Sur la rive opposée au centre-ville, en bordure du faubourg, à l'emplacement des ruines qui se sont étendues jusque-là, il construit sur un front de 1200 m environ des usines disposées en redents. Ces manufactures, standard, bénéficient des organisations communes modernes : routes, ascenseurs, monte-charges, chauffage, ventilation... Chaque manufacture sera adaptée aux besoins de chaque industriel.

 La cathédrale, dont les murs sont laissés en l'état, témoignant de la barbarie nazie, est couverte d'une dalle en béton et reprend ainsi du service, alliant l'histoire (construction et destruction) et les techniques modernes.  Point de cloche en verre couvrant les ruines et d'édification d'une cathédrale toute de béton à l'arrière comme la presse s'en est faite l'écho ! Mais point de pastiche non plus, déshonneur de l'architecture selon Le Corbusier.  Il est opposé aux restaurations en général, lesquelles dénaturent, falsifient, "violent" le monument et dénient toute vie.  

 Alors que la maquette et les plans de Saint-Dié connaissent un succès triomphal aux Etats-Unis et au Canada et que le président "for American Society of Planners and Architects and International Congress of Modem Architects" adresse une lettre aux élus déodatiens pour les féliciter de leur modernité, Saint-Dié devenant à la face du monde le "plan-type de la renaissance française", le conseil municipal écarte définitivement le projet le 31 janvier 1946.  Car si une partie de la population (des industriels, des commerçants, des ouvriers) est acquise aux conceptions de Le Corbusier, bien d'autres montrent une hostilité farouche : non seulement le patrimoine historique est anéanti dans sa quasi-totalité, mais également le patrimoine individuel.  D'aucuns tiennent à voir réédifiée leur maison à l'emplacement même d'avant 1944, se refusant à changer leurs habitudes.  Faire cohabiter évêché et syndicats (entre autres !) dans le gratte-ciel n'est pas non plus du goût de tout le monde.  Les architectes locaux craignent d'être dépossédés de l'opportunité de ce grand chantier.  Bien que les habitants aient beaucoup été interrogés par l'équipe de Le Corbusier, le maître lui-même, sans doute un peu trop confiant d'être dans la vérité, n'a semble-t-il pas fourni lui-même tout l'effort pédagogique souhaitable auprès de la population.  Son plan d'ailleurs est reproduit d'une manière si caricaturale dans La Gazette Vosgienne du 24 octobre 1945 que les Déodatiens peuvent effectivement nourrir une crainte légitime de devoir vivre dans une réalisation inhumaine, même si Le Corbusier affirme que son plan et par conséquent leur ville attirera les regards du monde entier et générera un flux substantiel de touristes.  Situé au-dessus de tous les clivages, Le Corbusier s'adresse aussi bien aux patrons qu'aux syndicats, mais au lieu de convaincre les uns et les autres, il ne parvient qu'à se rendre suspect aux yeux de tous.  Enfin, surtout, l'unité d’habitation de Marseille dessinée en 1946 mais seulement terminée en 1952 ne peut démontrer de visu la justesse des conceptions de Le Corbusier.  Toutefois, jusqu'en août 1946, l'architecte-urbaniste, pugnace et sûr d'être dans le vrai, croira la réussite possible.

Finalement Saint-Dié fut reconstruit en béton certes, mais coloré en rose pour rappeler le grès, et si la rue dont la chaussée a été élargie est constituée de quatre longs bâtiments seulement, ceux-ci s'inspirent de l’ordonnancement du XVIIIe siècle, les décrochements côté Meurthe compris. Quelques rues secondaires situées à deux pas ont été rectifiées, mais ont gardé leur étroitesse devenue très vite préjudiciable à la circulation automobile. Quelques concessions à la modernité ont donc été faites, mais très limitées.

Quoi qu'il en soit, le plan de Saint-Dié étudié par Le Corbusier, qui le considérait comme un des plus réussis de sa carrière, constitue une charnière essentielle dans l’œuvre de bâtisseur du maître : il est à la fois l'application des schémas de la Ville Radieuse à une petite localité et il ouvre la voie à la conception du capitole de Chandigarh une transposition adaptée à la taille d'une capitale. Beaucoup d'idées théoriques sont pour l'application à Saint-Dié-des-Vosges travaillées de manière de plus en plus réaliste.  Claude Peclet dans L’hebdo du 11 juin 1987 écrit, désignant le plan de Saint-Dié : "il demeure un modèle, un exemple cohérent d'une telle richesse que le siècle n’a pas encore fini d'en estimer l'ampleur".

Les projets pour La Pallice et Saint-Gaudens, contemporains de celui de Saint-Dié (1945-46), qui n'aboutirent pas non plus, procédaient des mêmes principes : respect de la ville ancienne, quartiers nouveaux édifiés dans la verdure, unités d'habitation à services communs complétés au sol par "les prolongements du logis", gratte-ciel des "forces civiques" dialoguant avec l'église à Saint-Gaudens (comme à Saint-Dié avec la cathédrale), cités-jardins horizontales, zone d'établissements industriels, séparation des trafics, ouverture sur des horizons majestueux (ici l'océan, là les Pyrénées), brise-soleil, etc.

Du projet pour Saint-Dié-des-Vosges il reste 150 plans et une maquette à la Fondation Le Corbusier à Paris.

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